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Crachat post-mortem

Siné est mort comme il a vécu : dans la haine de tout ce qui était français, dans la haine de tout ce qui était de droite, dans la haine de tout ce qui symbolisait l’ordre. Siné est crevé et l’air est un peu plus respirable. Il manquait une dernière pelletée de terre. La voici.

Nous sommes le 2 janvier 1982 sur TF1. L’émission Droit de réponse n’existe que depuis trois semaines. Ceux qui n’ont pas cinquante ans ne peuvent pas imaginer ce que fut Droit de réponse. Aujourd’hui, c’est un mythe. A l’époque, c’était un happening permanent et, parfois, un tribunal, comme quand Robert Hersant en fut l’invité. Droit de réponse, c’était un plateau enfumé. Des verres pleins qui se vidaient et se remplissaient de nouveau pour se vider encore et qui n’étaient pas remplis de jus de pomme. Des invectives non scénarisées. Un bordel absolu, du moins au début. Avec, en Monsieur Loyal, Michel Polac, avant qu’il ne se mue en procureur.
1982 commence sur la mort de « Charlie Hebdo ». Oui, le « Charlie Hebdo » que l’on connaît et qui ne risquait pas d’être décimé par les frères Kouachi vu qu’à cette époque, pourtant pas si lointaine, l’aîné des frères Kouachi était en barboteuse et que l’autre n’était même pas une lueur de désir dans le regard de son père tandis que Mahomet n’intéressait que des peuplades lointaines. Heureux temps… « Charlie Hebdo » s’arrêtait, donc, après onze ans d’existence, né dans l’euphorie destructrice de Mai 68, et l’événement paraissait d’autant plus incroyable qu’il rendait l’âme qu’il n’avait jamais eue sous la gauche triomphante. 1982, c’est aussi Mitterrand au pouvoir et les cocos au gouvernement, soit, pour « Minute », la période la plus fastueuse.

« Je vais vous faire crever ! »
Pour son Droit de réponse qui va être le rendez-vous du samedi soir jusqu’en 1987, Michel Polac a réuni un plateau de bavards, d’alcooliques et de fumeurs comme on n’en voit même plus au bistrot du coin, puisqu’il est interdit d’y cloper et d’y dire ce que l’on pense, en attendant qu’il soit interdit d’y picoler. Ce 2 janvier 1982, il y a là Serge Gainbourg, Cavanna, Pierre Desproges, le professeur Choron, Siné, ADG et Jean Bourdier – ça c’est pour les morts. Il y a aussi Dominique Jamet et Jean-François Kahn pour les encore vivants. Et Renaud qui est entre les deux.
Jean Bourdier est journaliste à « Mi­nute » en même temps qu’il est un des dirigeants du journal et un chroniqueur littéraire redouté. Siné est, lui, un déjà vieil anarchiste pas drôle qui est anti-tout et dont les dessins qu’on est prié de trouver drôles – ils le sont parfois – vont illustrer l’émission. « Charlie Hebdo » s’arrête faute de lecteurs suffisants et Jean Bourdier, appelé par Polac à commenter le faire-part, essaye de faire entendre qu’il en est désolé. Oui, « dé­solé », c’est le terme qu’il emploie, car Bourdier est toujours « désolé » quand un journal disparaît.
Bourdier dit « désolé » et on entend une voix : « Je ne serai pas désolé quand “Minute“ crèvera ! » C’est Siné. Bourdier essaye de poursuivre, avec son fleg­me légendaire tempéré par l’irritation d’être interrompu : « Tant mieux cher ami parce que vous amenez mon deuxième propos […] Charlie Hebdo était… » Bourdier, qui ne nous en voudra pas de faire remarquer qu’il avait déjà fait honneur au houblon aimablement offert par la chaîne, tente de poursuivre mais confond deux mots. « Lapsus, salope ! », lance Siné.
Polac intervient. Laissez parler Bour­dier que diable ! Siné n’en a cure. Dans son coin, où le cherche la caméra, il éructe. La tirade part : « Je ne suis pas pour la liberté d’esprit de “Minute“. Tant que “Minute“ ne sera pas mort, moi je serai vivant ! Je vais vous faire crever ! » Ah oui ? Et comment Ducon ? Du fond de ta tombe, vieille crapule prétendument anarchiste à la mentalité stalinienne, charogne qu’on espère bien enfouie, tu te dis quoi maintenant que tu es crevé et que « Minute » est toujours vivant ? Que tu as encore plus raté ta vie que tu ne le pensais ?

Notre pote, c’était Choron
Alors que Bourdier essayait de re­prendre la parole et alors que Polac tentait de la lui redonner, on entendit en­core Siné : « Que “Minute“ crève ! » Si ça se trouve, Siné est mort en un dernier râle : « Que “Minute“ crève… »
Quand Bourdier put parler, il dit ceci à propos de « Charlie Hebdo » : « Je regrette de voir périr un journal. [Mais] quand un journal disparaît, il est d’abord incompris de ses lecteurs. Mais au lieu de se demander pourquoi on est incompris de ses lecteurs, j’ai vu des gens qui engueulaient ceux qui ne les lisaient pas. […] Quand mon journal ne se vendra pas plus, je me dirai que c’est moi qui suis en tort. »
Et alors que Cavanna, le patron de « Charlie », essayait de répondre à Jean Bourdier, on entendit encore Siné lancer : « Moi ce qui me surprend, c’est que Cavanna accepte de parler avec un mec de “Minute“. […] C’est tout à fait inadmissible [que le mec de “Minute“] soit là ce soir. »
Les mecs de « Minute », Siné, ils sont encore là. Ils étaient là ce soir-là puisqu’ils étaient deux sur le plateau, Jean Bourdier et ADG, ils ont été là tous les autres jours et tous les autres soirs que Dieu a fait et ils sont toujours là. A « Minute », on relève nos morts.
A ce propos, généralement, on respecte les autres, comme le professeur Choron par exemple, qui, sur le plateau de Droit de réponse, a sauvé l’honneur de la gauche Charlie-hebdesque en clamant, fin murgé mais bravache, avant que l’émission ne dégénère : « Je veux que “Minute“ existe ! Je revendique que “Minute“ existe ! »
Après il y eu un vol de cendrier à basse altitude… et tout s’arrangea au bistrot du coin. On parle de l’amour vache avec Choron, qu’on aimait bien. Pas de Siné que, sitôt cet article terminé, on aura oublié.   


« Minute »

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